La question, je pense, dépend de ce qu'on appelle l'insécurité. Aujourd'hui on a tendance à relier insécurité et question criminelle ou question terroriste - ça, c'est relativement récent. Si on remonte plus loin dans l'histoire, ce qu'on va appeler l'insécurité va davantage être relié à des questions, par exemple, alimentaires, médicales, sanitaires. En fait je pense qu'un des tournants se situe à la fin du XIXe siècle, c'est-à-dire au moment où les populations sortent d'une précarité alimentaire, énergétique, médicale, et rentrent dans une forme de sécurité. C'est Stefan Zweig qui, justement, définit l'avant-1914 de ce point de vue comme l'âge de la sécurité, et c'est pour ça qu'on a à ce moment-là la possibilité de développer paradoxalement de nouvelles inquiétudes. Dans les années 1900 en France, mais aussi en Angleterre ou en Amérique latine - il y a eu des études là-dessus récemment -, on commence à avoir une médiatisation de la criminalité qui produit justement une forme d'insécurité.
Donc ce n'est pas un phénomène totalement nouveau. Mais l'insécurité qu'on connaît aujourd'hui, qui est un sentiment collectif autant qu'une question politique, de quand date-t-elle ?Dans le cas français, on peut retenir trois actes de naissance. Le premier, le plus ancien, c'est le tout début du XXe siècle où on a pour la première fois une utilisation médiatique très forte de la criminalité - c'est le phénomène Apache. On retrouve ça dans les années 1950 et au début des années 1960 avec les blousons noirs, qui sont vraiment l'autre figure du crime. Là aussi, il y a un discours de médiatisation de l'insécurité. Mais dans les deux cas, ça ne dure pas très longtemps, parce qu'en fait il n'y a pas de dimensions suffisamment politiques, ça ne crée pas suffisamment de débats. En revanche, et là c'est ce qui est nouveau, dans les années 1970 on a de nouveau le même processus, donc la médiatisation du crime et de la petite délinquance d'ailleurs - ce qui est un petit peu nouveau -, qui crée l'insécurité. Et on a cette fois un débat politique, gauche-droite qui va s'articuler justement autour de cette question de l'insécurité.
Comment expliquer ce développement ? Est-ce que c'est une question purement politique, ou aussi une conséquence des évolutions médiatiques, par exemple ?C'est une vraie question pour laquelle on n'a pas forcément encore de réponse. En fait, les historiens n'ont pas encore beaucoup travaillé sur la fin du XXe siècle, sur ces questions, et les sociologues s'intéressent beaucoup aux années 1990 et au-delà, mais pas tellement aux années 1970-80. Donc, première chose, on manque vraiment d'éléments. Après, ce qu'on peut observer, c'est que ça correspond en fait à la droite qui est au pouvoir dans les années 1970. Et la droite rencontre des difficultés sur le plan économique et social avec la crise économique, la montée du chômage, on peut penser qu'il y a un part de stratégie qui consiste justement à déplacer le regard vers l'insécurité pour finalement éloigner le bilan économique et social qui est clairement mauvais à l'époque.
Dès que la gauche accède au pouvoir en 1981, ce sujet est souvent exploité par l'opposition - en particulier par rapport au laxisme supposé du gouvernement face au terrorisme de l'extrême gauche. Dans tout cela, l'insécurité est-elle simplement un outil pratique pour s'attaquer au pouvoir, ou est-elle plus strictement un sujet de droite ?Il y a une vraie différence entre les années 1970 et les années 1980. Dans les années 1970, comme la droite est au pouvoir, elle utilise l'insécurité, mais au même temps elle ne peut pas attaquer trop violemment parce que c'est elle qui est au pouvoir. Ce qui complique les choses, c'est que dans les années 1970 la droite est divisée. Donc l'insécurité est aussi un outil pour la droite gaulliste contre la droite libérale, ce qui va expliquer un peu l'utilisation du thème. En revanche, à partir du moment où François Mitterrand est président, à partir de 1981, la droite va trouver un angle d'attaque très fort contre la gauche. Ça c'est vrai pendant 20 ans, et même plus en réalité parce que sous la présidence de François Hollande c'était encore un angle d'attaque : l'idée que la gauche est forcément laxiste. Donc, là c'est une utilisation du terrain sécuritaire à des fins évidemment partisanes.
Aujourd'hui, on voit également des candidats verts, socialistes ou de la France insoumise s'approprier le sujet de la sécurité, de la police, de l'ordre public. Est-ce que ça constitue un tournant ?En fait, il y a un tournant qu'on observe assez bien : c'est le tournant de la gauche socialiste en tant que parti du gouvernement. Il faut rappeler que quand les socialistes gagnent les élections municipales en 1977, ils ont beaucoup de responsabilité locale. Ça les amène à travailler avec la police et à travailler sur les questions de la sécurité. Et c'est pour ça que la gauche de gouvernement va produire à la fin du XXe siècle une sorte de nouvelle doctrine qui consiste à défendre une gestion décentralisée de la sécurité - finalement, c'est le modèle des négociations entre les acteurs de la police, les élus locaux, les associations et cetera. Ça c'est le modèle qui permet à la gauche de se réconcilier avec la sécurité. Ce qu'est intéressant, c'est qu'on retrouve aujourd'hui le même schéma avec les écologistes, parce que les écologistes - depuis notamment l'année dernière, mais en fait depuis quelques années - sont de plus en plus en situation de pouvoir au niveau local. Et on a le sentiment qu'ils font un peu la même chose, c'est-à-dire ils sont en train de fabriquer depuis la base un nouveau discours sur la sécurité.
Par rapport à l'expérience de la gauche au gouvernement, les analystes politiques parlent souvent d'un 'syndrome Jospin' : la défaite des socialistes est lue comme l'échec de la gauche à s'affirmer face à la question de l'insécurité. D'une perspective historique, est-ce que c'est plausible ?Il faut considérer la configuration très exceptionnelle qui est celle de l'hiver 2001/2002. On a dans le même temps une offensive politique de la droite sur la question de la sécurité et une nouvelle peur liée au terrorisme, au 11 septembre 2001. Ça produit vraiment un effet très fort : à partir de 2002, une partie de la gauche va expliquer l'échec électoral de Lionel Jospin par une insuffisance sur le plan régalien, sur le plan de la sécurité. C'est très présent, je pense, à l'esprit de François Hollande et de ses conseillers quand le président socialiste est confronté aux attentats terroristes, parce qu'il est absolument obsédé par l'idée qu'il ne faut pas donner un sentiment de faiblesse. Ça va le conduire à des discours beaucoup plus durs contre son propre électorat sur la question notamment de l'immigration, et ça va le conduire à des discours et à des pratiques beaucoup plus répressifs en termes de maintien de l'ordre, notamment dans les manifestations contre la loi El Khomri en 2016. Ça, vraiment, je pense que l'on ne peut comprendre que par rapport au fait que François Hollande était un témoin, un acteur justement de ce que c'est passé en 2001/02.
Dans les années 1970 il a avait aussi des affaires criminelles très médiatisées, très politisées - l'affaire Bruno, „La France a peur". Aujourd'hui, est-ce qu'il y a une continuité du rôle des médias dans la médiatisation du crime et de l'insécurité ?C'est une question intéressante, parce qu'on peut retrouver des affaires qui, un peu comme les grands crimes des années 1970, sont très utilisées. En 2011, par exemple, Nicolas Sarkozy a fortement utilisé l'assassinat d'une jeune fille, Laëtitia, par un récidiviste, Tony Meilhon, pour s'attaquer au laxisme des juges. Ça c'est vraiment une affaire qui ressemble typiquement à ce qu'on trouve dans les années 1970. Maintenant il y a quand même un changement de fond, c'est que les médias ne sont plus les mêmes. Dans les années 1970/80, on a un paysage médiatique qui est très centralisé : trois chaînes de télévision, quelques antennes de radio, des titres de presse qui tirent à presque un million d'exemplaires. Aujourd'hui on a un paysage qui est totalement fragmenté, donc je ne pense pas qu'on puisse voir de la même manière émerger des affaires criminelles qui se font ressentir pour tout le pays de la même manière et au même moment. Ou plus exactement elles deviennent un révélateur des inquiétudes sociales (les féminicides, les disparitions inquiétantes), davantage qu'une mise en question de la responsabilité politique.
Finalement, avec la série des attentats depuis 2015 - Charlie Hebdo, le Bataclan, Samuel Paty -, est-ce qu'on vit un nouvel moment d'insécurité ? Ou y a-t-il plutôt une certaine continuité, puisque la France a vu des autres vagues terroristes dans son histoire ?Le terrorisme en France, c'est une vielle histoire qui a connu des temps très forts, notamment avec la guerre d'Algérie. On peut quand même avoir le sentiment que dans la période récente, dans les dix dernières années et vraiment depuis 2015, on a une hypersensibilité à la menace terroriste. Cette hypersensibilité s'explique sans doute par la nature de la menace ; il y a incontestablement une menace qui est peut-être plus immédiate, plus présente, mais je crois aussi que c'est le reflet d'une société qui est beaucoup plus divisée. Et là, un point important c'est quand même de garder à l'esprit qu'en toile de fond de tout cette histoire, on a une société qui change, qui change très vite et, globalement, sans problèmes majeurs. Il faut insister notamment sur le fait que l'intégration de l'immigration se fait globalement bien, mais avec, malgré tout, des points de résistance, des confrontations qui divisent la société. Et c'est cela qui renforce aussi la sensibilité au terrorisme.
Arnaud-Dominique Houte est professeur d'Histoire contemporaine à Sorbonne Université, à Paris. Il est spécialiste de l'histoire du crime, de la justice et des forces de l'ordre en France.
29. April 2021
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