ARTE Creative : Vous êtes commissaire de l'exposition "Public Space". Comment fait-on pour montrer l'espace public dans un lieu d'exposition ?
Céline Poulin : L'espace d'exposition est lui-même un espace public. L'idée de travailler autour de la notion d'espace public, et d'en faire une exposition, implique de réfléchir aux frontières qui délimitent chaque espace : l'intérieur, l'extérieur, ce qui appartient à cet espace et ce qui ne lui appartient pas. C'est aussi réfléchir aux différents types d'espaces publics et à la circulation entre eux.
Vous avez aussi organisé une table ronde autour de l'exposition. Qui avez-vous invité ?
J'ai invité Markus Meissen, architecte et éditeur, qui s'intéresse à la question de la démocratie. Par rapport à cette notion d'espace public, sa perspective est intéressante, parce qu'il pose la question de la participation et de l'autorité. Aujourd'hui on demande beaucoup au public de participer à la réalisation d'œuvres. Mais que représente réellement cette participation ? Et que révèle-t-elle sur notre rapport collectif à la constitution de l'espace public ? Jean-Pascal Flavien, qui sera également présent, est lui artiste : il construit des maisons dans lesquelles chaque élément (chaise, table, mur, couverture...) peut être envisagé comme un élément grammatical. Chaque occupant de l'espace en définissant l'organisation du lieu propose un vocabulaire spatial qui lui est propre. Il met ainsi à jour une sémiologie qui permet de décrypter notre rapport à l'espace.
Vous êtes avez suivi des études de philosophe. Comment cela influence-t-il votre travail ?
Je ressens l'influence des outils de la philosophie au quotidien dans mon travail. Wittgenstein, un philosophe très pragmatique, définit la notion de "juste" par l'accrochage d'une œuvre quelque part. La position juste correspond à l'endroit que vous "savez" être le bon endroit, de manière très intuitive et pragmatique à la fois. Quand je fais une exposition, je cherche exactement ce "juste" là.
Vous analysez l'espace public sous plusieurs aspects qui peuvent être regroupés sous le thème du "pouvoir". Qui maîtrise réellement cet espace public ?
Il y a plusieurs degrés d'accès et de régulation de l'espace public. Il y a d'abord un pouvoir très institutionnel : une rue appartient à l'Etat, à une ville ou à un département. S'il y a une manifestation dans la rue, il faut d'abord demander l'autorisation. Ensuite il y a les autres pouvoirs, plus ou moins légaux : par exemple les bailleurs privés, les vendeurs à la sauvette etc. Et enfin, des personnes qui occupent l'espace pour créer leur propre territoire. La dernière fois que je suis allée à Berlin, vers le quartier de Kreuzberg, il y avait un ensemble des personnes sans papier, ils avaient créé une sorte de petit village. Même s'il s'agit d'un lieu qui fait partie de l'espace public, c'est devenu une forme d'espace privé.
Dans une précédente interview, vous avez dit qu'une des questions les plus importantes de cet aspect de pouvoir est celle du "qui parle ?". Pouvez-vous nous en dire plus ?
Historiquement les femmes n'étaient pas représentées dans l'espace public. Beaucoup d'artistes ont livré des performances pour y revendiquer leur présence. Je pense par exemple à Adrian Piper et à sa performance "Catalysis" où elle se mettait un bout de tissu dans la bouche : elle se promenait dans la rue, elle prenait le bus etc...pour signifier qu'en tant que femme elle avait peu de possibilité de s'exprimer dans l'espace public. La possibilité de s'exprimer est directement liée à la question du pouvoir.
Est-ce que l'art dans l'espace public est nécessairement une forme de protestation ?
Non, je ne pense pas. Il y a en fait plusieurs formes d'art dans l'espace public. D'abord il y a ce que l'on appelle l'art institutionnel ou institutionnalisé. Je pense notamment à une manifestation artistique à Lille, dont parle François Frimat dans le livre "Micro-seminaire", manifestation au cours de laquelle une performance était organisée dans la rue. Le public était convié à descendre dans la rue avec des t-shirts blancs, et il y avait un hélicoptère qui projetait des images sur la foule. Du coup, la foule devenait un écran. L'art dans l'espace public peut également être une forme de célébration : En France, on peut voir des statues de Charles de Gaulle par exemple. Cela a également un rapport avec l'art qui symboliserait le pouvoir intentionnel. Moi, je m'intéresse plus aux formes qui posent des questions, qui perturbent.
Est-ce que l'Etat commence aussi à expérimenter des formes d'art contemporain pour inciter les gens de réfléchir ?
La semaine dernière dans le centre de Berlin, 8 000 ballons lumineux ont été installés sur une portion de 15 kilomètres, là où jadis se trouvait le Mur. Qu'en pensez-vous ? En Europe, il y a une tendance des politiques et des institutions à s'intéresser à l'art collaboratif et participatif, qui créé un lien social. L'art peut être utilisé comme un support de communication, mais aussi comme une manière d'oublier la crise. Cela suit l'idée que l'art permettrait de réduire la fracture sociale. L'institution invite des artistes à créer des œuvres collaboratives ou festives, qui peuvent avoir lieu dans l'espace public, pour fédérer la nation, la ville, l'Europe....
Vous avez beaucoup voyagé en Allemagne et en France : qu'est ce qui rapproche les espaces publics de ces deux pays ?
Ce que j'ai remarqué à Berlin, c'est l'existence de grands espaces qui ne sont pas définis, qui sont presque vides. Des zones neutres. En France, tous les espaces publics sont très saturés. Il n'y a plus d'opportunité pour s'approprier l'espace. Peut-être parce qu'il y a plus d'espace vierge à Berlin qu'à Paris, on peut imaginer que des choses peuvent encore être investies. Cela dit, c'est certainement en train de changer, parce qu'il y a une forte urbanisation à Berlin. Toutes les villes européennes deviennent de plus en plus contrôlées.
Quels sont vos prochains projets ?
Outre "Public Space", je participe avec le collectif curatorial Le Bureau à un projet organisé par Christophe Lemaitre au Cneai à Paris, intitulé "La vie et la mort des œuvres d'art". J'y présente "le syndrome de bonnard", une exposition qui s'intéresse au processus de création d'une œuvre, questionne sa possible infinité et le rôle de la collection dans l'arrêt de ce processus.