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L'accueil des réfugiés divise l'Allemagne

Centre d'accueil temporaire pour les réfugiés de la Croix Rouge à Berlin.

L'Allemagne aujourd'hui, ce sont des hommes et des femmes comme Raoul Festante, directeur d'un centre de jeunes dans un quartier difficile de la capitale. Le jour où Raoul a embauché Ahmad Madarati, un réfugié syrien, pour un job quasiment gratuit, il a découvert tout ce que les réfugiés pouvaient apporter aux jeunes Allemands en difficulté dont il s'occupe, avec leurs sourires, leur manière d'être polis, attentionnés. " Ils en veulent. Ils veulent vivre. (...) et puis on ne peut pas dire qu'on est submergés ! ".

Car l'Allemagne d'aujourd'hui, ce sont aussi des hommes et des femmes comme Daniel Fiß, cet étudiant en politique et en philosophie au visage enfantin qui entend défendre l'" identité et la culture de son pays " en militant contre la politique d'accueil de la chancelière allemande, Angela Merkel. Si Daniel dit refuser la violence et le racisme, il y a quinze jours, il a aidé huit de ses amis du Mouvement Identitaire, un minuscule groupe d'extrême-droite à grimper sur la Porte de Brandebourg, à Berlin. Les militants y ont déployé leur banderole " Frontières sûres, avenir sûr ", avant d'être arrêtés par la police.

" Nous y arriverons "

Un an après l'ouverture des portes du pays à des centaines de milliers de réfugiés, bloqués jusque-là à la frontière hongroise, par l'appel volontariste de la chancelière allemande à les accueillir - " Wir schaffen das " (nous y arriverons) -, la question des réfugiés déchire l'Allemagne.

L'an dernier, un grand élan de solidarité s'était emparé du pays. Les gens se bousculaient pour distribuer boissons, nourritures et peluches aux enfants alors que, chaque jour, des trains déversaient des torrents humains dans des villes petites ou grandes qui n'y étaient pas préparées. Cet enthousiasme a alors soudé les Allemands comme au moment de la chute du mur de Berlin, ou de la victoire allemande à la coupe du monde en 2014.

" Angela Merkel n'a pas su expliquer que l'intégration des réfugiés, ce n'est pas une affaire d'un an, ou même de cinq ans, mais de plusieurs générations "

Mais l'euphorie du premier jour laisse aujourd'hui la place aux inquiétudes. Pour autant, l'élan humanitaire et humaniste allemand, celui qui a permis, par exemple, à Ahmad Madarati, le jeune Syrien de prendre ses repères à Berlin, est plus fort que jamais. L'Allemagne n'est plus en état d'urgence aujourd'hui, mais les initiatives de la société civile continuent de se multiplier, pour aider à scolariser les enfants, pour permettre aux adultes de trouver un logement, et un travail... Sans toutes ces initiatives, l'intégration d'un million de réfugiés serait impensable.

Dans le fond, on est fier de l'appel " Wir schaffen das " d'Angela Merkel. " Mais de qui parle-t-elle quand elle dit 'nous' (wir). Et puis, cela veut dire quoi ce 'das' (y) "? demande le politologue Gero Neugebauer de l'université Libre de Berlin. Angela Merkel a perdu la confiance de beaucoup de ses concitoyens parce qu'elle n'a pas su expliquer que l'intégration des réfugiés, " ce n'est pas une affaire d'un an, ou même de cinq ans. C'est l'affaire de plusieurs générations. "

Les tabous sautent

Le tournant dans l'opinion allemande est illustré par la dégradation du climat politique. Aujourd'hui, ceux qui voient dans les réfugiés une menace pour leur propre manière de vivre, leur propre identité, n'hésitent plus à le dire d'une manière qui, autrefois, eût été taboue. " Incendier des camps de réfugiés, menacer de mort ou injurier des hommes et femmes politiques, c'est comme si tout cela faisait partie du paysage 'normal' désormais ", déplore G. Neugebauer. " Jamais l'Allemagne n'a été aussi divisée. "

Le 4 septembre dernier, les électeurs du Land de Mecklembourg-Poméranie, le fief d'Angela Merkel, région relativement mieux portante sur le plan économique que d'autres parties de l'ex-Allemagne de l'Est, et où les réfugiés sont peu nombreux, ont boycotté la " politique de bienvenue " de la chancelière et fait du parti populiste anti-migrants Alternative pour l'Allemagne (AfD) le deuxième derrière les sociaux-démocrates du SPD, mais devant la CDU (chrétiens-démocrates) d'Angela Merkel. Une claque pour la chancelière, et pour tout le système politique allemand fondé jusqu'ici sur le consensus entre deux grands partis du centre-droit et de centre-gauche. Fabian Fiß, qui est originaire du Land, y voit " un signe que le patriotisme doit prendre de plus de place (...). On ne peut plus ignorer l'avancée de l'islam dans la sphère publique. "

" Désormais, iI ne s'agit plus simplement de donner un toit aux réfugiés, mais de les accompagner dans les administrations, de les aider à trouver des cours de langue et des emplois... "

A " Moabit ", un quartier populaire de Berlin où sont installés des services sociaux pour les migrants, personne pourtant ne semble menacé par les Syriens qui défilent pour chercher leurs allocations. Ici, il y a un an, c'était l'état d'urgence et le chaos. Au pic de la crise, l'administration de Berlin, submergée, croulait sous la charge. Les files d'attente étaient telles que les gens dormaient dehors au creux de l'hiver. C'est alors que Diana Henniges est intervenue. Avec une petite équipe de volontaires, son association " Moabit Hilft " a été présente sur le terrain nuit et jour pour enregistrer les migrants, les envoyer dans des camps de fortune et autres halls de sport, pour amener les femmes enceintes aux urgences... Aujourd'hui, la situation s'est calmée, elle ne fait plus des semaines de 80 heures. " Désormais, iI ne s'agit plus simplement de leur donner un toit, mais de les accompagner dans les administrations, de les aider à remplir les papiers, à trouver des cours de langue et des emplois... La nature de notre volontariat a changé, il vise l'intégration. Et nous nous professionnalisons, nous nous organisons. Aujourd'hui, nous disposons d'avocats. Nous sommes davantage en mesure de discuter avec les autorités, ce qui est plus nécessaire que jamais ".

Car le gouvernement Merkel a durci les conditions d'accueil. Il a promis d'accélérer les rapatriements des migrants à qui le statut de réfugié est refusé, et de suspendre le regroupement familial pendant deux ans, par exemple. L'annonce de mesures " de lutte anti-terrorisme ", après les différentes attaques de l'été, crée un climat d'anxiété. Il y a toujours 45 000 réfugiés éparpillés à Berlin, soit environ 1.5 % des Berlinois, et au combat quotidien de Diana Henniges s'ajoute la lutte contre un racisme latent qui s'est installé dans la société. " Le racisme s'exprime de façon plus ouverte dans la population. Les gens n'hésitent plus à utiliser la violence. Il y a encore un an, personne n'aurait dit à une femme voilée : 'va-t-en, retourne chez toi !'. Maintenant, cela arrive ... ".

Du provisoire qui dure

Karlshorst, est loin de Moabit, géographiquement et socialement. C'est un quartier berlinois, vert et tranquille, de 23 000 habitants à une demi-heure du Reichstag. Lorsqu'en novembre dernier, Muhand Ahmed, bachelier syrien de 19 ans, y a débarqué, on lui a expliqué qu'il ne resterait que quinze jours dans le gymnase de l'université de science appliquée. Un an après, il y est toujours. Ses camarades et lui l'ont peu à peu transformé en logement, avec l'aide de bonnes volontés du voisinage. Muhand, qui a fui Damas, attend que sa demande d'asile soit acceptée. " Je n'aurais jamais imaginé que je dormirais dans un hall avec 200 personnes ", confie le jeune homme qui ne perd pas une minute. Tous les jours, après quatre heures de cours intensifs d'allemand, il part travailler dans un centre de jeunes du quartier qu'il emmène à la piscine ou à la bibliothèque. C'est presque du bénévolat, " mais ce qui compte, c'est de sortir, de rencontrer du monde, de parler ", explique-t-il dans un allemand presque parfait. Assis à une longue table de bois, il dévore son dîner de boulettes de viande et de boulgour. Dans le hall, du linge sèche. Derrière, s'étale une sorte de jungle de tentes faites à la va-vite de couvertures. Lorsqu'il aura passé ses examens d'allemand, Muhand pourra s'inscrire en fac. Et un jour, travailler.

ll y a quelques mois encore, cela aurait été impossible, observe Christoph Wiedemann, le responsable du gymnase transformé en camp d'accueil. Mais le gouvernement fédéral a introduit de la souplesse dans la mise en œuvre des règles administratives. Depuis six mois, les réfugiés peuvent trouver des petits boulots et suivre des cours de langue dès leur arrivée. " L'an dernier, il y avait beaucoup de bonne volonté, mais aussi pas mal de naïveté ", poursuit C. Wiedermann. Maintenant, grâce à une " coordinatrice des volontaires " qui est rémunérée, le camp met les réfugiés en contact avec diverses ONG.

" Les femmes réfugiées sont très intimidées. Affronter la culture allemande, ne pas arriver à apprendre la langue assez vite, tout cela fait qu'elles se renferment chez elles "

A cinq minutes à pied du gymnase de l'université, un ancien bâtiment des Télécom abrite près de mille réfugiés, essentiellement des familles syriennes. Administré par la Croix Rouge, il est calme. C'est là que Tanja Bäcker, coach, intervient. Elle donne des cours de vélo, crée un atelier de dessin... L'année dernière, elle s'est aperçue " que les volontaires agissaient, mais que personne ne parlait vraiment aux réfugiés ". Or les migrants et, les femmes en particulier, se trouvent isolées. " On ne les croise guère dans la rue. Elles sont très intimidées. Affronter la culture allemande, ne pas arriver à apprendre la langue assez vite, tout cela fait qu'elles se renferment chez elles, qu'elles n'osent pas trop sortir. Il faudrait pourtant que les enfants puissent grandir dans un milieu où ils se sentent libres, où les gens leur font des compliments, reconnaissent leur talent. "

Pas de nouveau miracle économique

Dans une l'Allemagne vieillissante qui souffre d'une pénurie de main d'œuvre qualifiée, certains voyaient les réfugiés comme une chance. Aujourd'hui, on ne se voile plus la face : ils ne vont pas engendrer un " nouveau miracle économique ". Pour autant, depuis de petits villages de la Saxe jusqu'aux villes de Bavière, les initiatives se multiplient pour proposer des apprentissages en alternance et insérer les réfugiés sur le marché du travail.

Des réfugiés comme Rukan Malas, une jeune designer graphique qui a fui la guerre en Syrie, sont un nouvel atout pour le pays. Au départ, elle s'est beaucoup occupée de ses amis syriens. Sa mère étant allemande, elle parle couramment cette langue. Depuis avril, elle en a fait son métier : elle est une sorte de chasseuse de tête. Elle sert d'intermédiaire entre l'agence pour l'emploi et les réfugiés, dans le quartier de Neu Köln. Elle voit l'avenir de manière optimiste : " Il n'y aura pas de ghettos communautaires, car en Allemagne, pour recevoir les allocations chômages par exemple, il faut passer des examens d'allemand, sinon les allocations sont réduites de 10 euros ".

" Quand je suis arrivé, une maman a dit à ses enfants : vite, partons, les réfugiés arrivent ! ".

C'est Rukan Malas qui a aidé Ahmed Altabakhst, un ingénieur, à trouver un petit job dans un club équestre. Une bouffée d'espoir alors qu'il attend toujours la réponse à sa demande d'asile. " J e veux sortir, je veux travailler ", explique-t-il. Il en a besoin. Il y a quelques semaines, il a pris une gifle au moral alors qu'il s'apprêtait à se rafraîchir dans un lac de Berlin. " Quand je suis arrivé, une maman a dit à ses enfants : vite, partons, les réfugiés arrivent ! ".

Extrême droite

Bientôt, le gymnase de la Treskowallee où il habite va fermer et Ahmed Altabakhst va déménager à l'autre bout de la ville, dans un bâtiment préfabriqué. Le gouvernement de Berlin veut en effet rendre aux clubs de sport, écoles et universités la soixantaine de de gymnases réquisitionnés pour loger les réfugiés. Ahmed Altabakhst aura sa propre chambre désormais, mais il a peur. A plus de vingt de kilomètres du centre de Berlin, Marzahn-Hellersdorf a mauvaise réputation. Ancienne cité dortoir communiste de 300 000 habitants constituée de kilomètres de barres d'immeubles, cet arrondissement est le haut lieu de l'extrême droite allemande.

De fait, à la veille des élections de la ville-Etat de Berlin qui doivent se dérouler le 18 septembre prochain, des panneaux publicitaires de l'AfD et d'autres groupes xénophobes habillent les lampadaires tous les dix mètres, hurlant la haine : " Pour l'Allemagne. L'Islam, dehors ", " L'Allemagne nous appartient à nous, Allemands ", " Plus d'éducation, moins d'immigration "... En 2013 l'ouverture d'un premier foyer de demandeurs d'asile dans une ancienne école avait déjà attiré l'extrême droite. Il n'y a pas si longtemps des milliers de personnes venues de toutes les régions se rassemblaient encore à Marzahn-Hellesdorf tous les lundis pour crier leur hostilité aux migrants.

" Les gens 'normaux' disent, 'je ne suis pas raciste, mais j'ai peur pour mes enfants' ".

Mais les violences ont eu au moins un effet positif : elles ont engendré une réaction très vive de la société civile, explique Beatrice Morgenthaler, porte-parole de l'alliance qu'elle a créée, le Bündnis für Demokratie und Toleranz. Cette année, 2 000 réfugiés sont arrivés dans son quartier - il devrait y en avoir 5 000 d'ici la fin de l'année - les volontaire chargés de les accueillir sont nombreux, et vigilants. Les actes de violence xénophobes font toujours partie du paysage de son quartier : il y a quinze jours par exemple, on a déposé une tête de porc à l'entrée d'un nouveau centre d'accueil. Mais de tels actes sont plus espacés désormais. " Aujourd'hui, le noyau dur néo-nazi a disparu ", dit-elle. Ce qui l'inquiète en revanche, c'est le changement de ton chez les gens 'normaux' : " Ils disent, 'je ne suis pas raciste, mais j'ai peur pour mes enfants'. Et on n'hésite plus à lancer une femme voilée, 'retourne chez toi !' ".

Places d'école

Pour le maire social-démocrate (SPD) de Marzahn-Hellersdorf, les moments les plus durs depuis l'an dernier ont été ces coups de téléphone qu'il recevait au milieu de la nuit des services sociaux de la ville. " On me disait, 'j'ai encore deux bus plein de réfugiés, occupe t'en'. Cela a été une année difficile, mais les problèmes ne sont pas insolubles. Cinq mille nouveaux venus pour une communauté de 300 000, ce n'est pas la fin du monde ! Ce qui manque le plus, ce sont les places d'école ". Ouvrir des maternelles ou animer des réunions de quartier, ça ne lui fait pas peur cependant. Ce qui lui fait vraiment peur c'est le changement de ton dans la société.

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