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Interview

« DANS LA MAISON EUROPÉENNE, LA RUSSIE EST UNE GRANDE CHAMBRE SALE » - Interview avec Victor Erofeiev, publiée le 27 février 2015

Auteur de plusieurs livres traduits en français (La Belle de Moscou, Ce bon Staline), Viktor Erofeiev est un écrivain russe qui a vécu longtemps en France et qui s’est toujours distingué par une attitude critique vis-à-vis du pouvoir soviétique puis vis-à-vis du régime Poutine. Dans cet entretien, réalisé par Elena Boroda, une jeune journaliste d’origine géorgienne basée à Bruxelles, il analyse sans concession les rapports complexes entre la Russie et l’Europe, ainsi que la stratégie de Moscou en Ukraine.


La Russie, est-ce l’Europe ? 
C’est une des questions les plus difficiles que l’on puisse poser à un écrivain russe. D’un point de vue culturel, il ne fait aucun doute que la Russie, pays de Stravinsky, Pasternak, Tchékhov – et j’ai moi aussi un rapport avec ce pays – est européenne. Cependant elle l’est moins parce qu’une grande partie du pays, je dirai même la plus grande partie, possède ses propres valeurs et ses propres idées sur la vie. Celles-ci sont radicalement opposées aux valeurs européennes. Au fond elles sont plutôt archaïques.
Il s’agit surtout de la division du monde entre « nous et les autres », de la conviction que le dirigeant du pays a toujours raison et que la religion orthodoxe nous rend plus proche de Dieu. La Russie rurale n’a pas connu de culture politique.
La Russie est un pays situé exactement entre l’Ouest et l’Est. Globalement, je trouve que la Russie n’est pas un pays européen, que sa politique actuelle n’est pas européenne, je dirai même que sa politique est fondée sur le conflit avec l’Europe. Malgré cela son avenir est étroitement lié à l’Europe.

La Russie a-t-elle manqué toutes les occasions de devenir européenne ?
La Russie va accepter doucement que ses valeurs culturelles, les valeurs de la littérature russe, de l’art russe pénètrent peu à peu toute la Russie. On se souvient du XVIIème siècle. C’était une sombre époque : Moscou était occupée par les Polonais et leur roi dirigeait le pays. Formellement, nous étions devenus Européens. Puis les Polonais furent chassés de Moscou et les tsars réinstallés sur le trône. Il sembla alors que les valeurs russes avaient triomphé, ces valeurs archaïques et orthodoxes. Mais cinquante années seulement passèrent et Pierre Ier bouleversa tout. Il ouvrit la fenêtre sur l’Europe, pour reprendre les termes de Pouchkine.


Encore une occasion manquée ?
Non. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que la Russie attendait le moment opportun pour se tourner vers l’Europe. L’histoire russe montre que son cœur est européen, mais il est impossible de prédire quand elle va effectivement se tourner vers l’Europe. Nous ne pouvons pas prédire son avenir, on peut seulement souhaiter que la Russie devienne européenne.


Comme sismologue de l’âme russe, vous avez prédit d’une façon très pertinente les événements qu’on voit se produire aujourd’hui avec le conflit en Ukraine, et surtout l’annexion de la Crimée par Russie, dans vos deux derniers livres « Les Akimudes » et « L’Apocalypse Russe ». Quel avenir voyez-vous pour la Russie ?
Je pense que les Etats-Unis et l’Europe peuvent trouver en eux la force de retenir la Russie et d’atténuer ses sentiments impériaux. Il est indispensable que l’Europe et l’Amérique puissent trouver une position commune pour comprendre exactement leurs valeurs propres. En plus, un aspect très important, c’est que désormais, l’Occident comprend beaucoup mieux la Russie qu’il ne la comprise dans le passé. Il reste malgré tout de nombreux stéréotypes concernant la Russie.


Par exemple ?
Ce sont des stéréotypes comme : la Russie est un pays européen mais elle est en fait dans la maison européenne une grande chambre sale pour laquelle il est nécessaire de chercher une femme de ménage et d’acheter un aspirateur puissant pour qu’elle puisse tout nettoyer. La Russie deviendrait alors une chambre propre comme toutes les autres et cela serait utile à tous.
Ce que je veux dire par là, c’est que l’Europe est bien évidemment une construction formidable, mais que la Russie, qui a certes un certain nombre de valeurs européennes, n’est pas l’Europe. La Russie a une autre histoire, elle vit d’autres situations, elle n’est pas européenne, elle est quelque chose d’autre. 
Il y en a d’autres stéréotypes. Par exemple, celui qui voudrait que le monde entier partage les mêmes valeurs et que ce qu’on voit d’autre dans les différentes régions du monde, ce sont des égarements. Malheureusement, il n’y a pas de valeurs universellement partagées. Il y a beaucoup de valeurs différentes. On est obligé de l’accepter. D’une manière générale, l’Europe devrait mieux connaître ses partenaires et ses opposants. J’estime avec tristesse que l’Europe connaît mieux le monde islamique que la Russie.


C’est étrange, non ?
Pourquoi, étrange ? Les Européens sont arrivés dans le monde islamique avec des buts différents. Ils en étaient les colonisateurs, et ils comprenaient l’Islam dans l’espace de leurs empires. La Russie n’a jamais fait partie des empires européens. De plus, elle s’oppose à l’Europe.


Que doivent comprendre l‘Amérique et l’Europe de la Russie ?
Elles doivent comprendre et accepter les phénomènes qui apparaissent. D’abord, la Russie est un pays qui se trouve entre l’Ouest et l’Est et dans ses meilleurs moments, elle unit les valeurs de l’Ouest et de l’Est. Dans ses pires moments, elle se trouve entre deux chaises, ce qui crée la sensation que l’âme russe est incompréhensible. En fait, elle est compréhensible. Le deuxième phénomène, c’est que le monde sans guerre, sans agression, sans conflits, c’est terminé. C’est un aspect très important que doivent accepter les Occidentaux.


Et la Russie, y est-elle prête ?
Pour résoudre ce problème, je dirais qu’il faut créer un grand nombre de structures communes – disons des institutions, des colloques, des séminaires où les gens apprennent à s’entendre, sans conditions préalables, parce que l’Europe est connue pour son eurocentrisme et que la Russie n’a pas encore surmonté son impérialisme. On doit s’asseoir et réfléchir.


Il faut plus de programmes d’entente en somme ?
Evidemment, l’Europe ne doit pas repousser la Russie. Elle doit être réservée et, je dirais, très ferme en face de la conscience impériale russe, mais il me semble que comprendre la culture russe, c’est aller à la rencontre des jeunes, des étudiants, et des hommes d’affaires. C’est indispensable. Sinon, nous nous trouverons dans une situation où nous ne réussirons pas à faire face aux agressions venues de l’Islam et d’une certaine manière de la Chine. Il vaut mieux que l’Europe et la Russie se rapprochent.


Pourquoi la Russie se focalise-t-elle tellement sur l’Ukraine ? Quelles sont les motivations russes de cette guerre  ?
Poutine a été vexé par l’Europe qui soutenait les mouvements organisés contre lui à Moscou et dans les grandes villes. Dès son retour pour son troisième mandat de président, il a eu pour objectif de créer un contrepoids face à l’Europe. Il y a une certaine analogie avec l’Empire russe. Poutine ne se voit pas comme un agresseur. Il s’est senti trahi par l’Ouest. Quand il a commencé à développer l’idée de l’empire, il a compris qu’un empire russe ne peut pas exister sans l’Ukraine. L’Ukraine, c’est l’accès à la mer Noire, l’agriculture, la longue frontière avec l’Europe et avec sa large population. C’est aussi l’histoire commune, même si celle-ci n’était pas facile. C’est pour cela que la question ukrainienne est devenue une question fondamentale.


Quelle est la vision de Poutine et son gouvernement ?  
Pour un homme du KGB l’idée d’un soutien extérieur des mouvements intérieurs en Ukraine est évidemment déterminante – il pense que l’Europe et l’Amérique ont préparé le mouvement de Maïdan. Ces considérations des dirigeants russes, bien sûr, sont incorrectes. Mais elles rendent plus difficiles les négociations, les cessez-le-feu, la possibilité de terminer la guerre, et d’arrêter l’effusion de sang.


L’Union Européenne a-t-elle raison de craindre l’aggravation du conflit ?
Oui et ce n’est pas étonnant. La Russie, à la différence de beaucoup de pays européens, n’a pas du tout respecté les accords internationaux et les stipulations du droit international adoptés après la deuxième guerre mondiale et après la guerre froide – accords qui imposent le respect de l‘intégrité territoriale des Etats et de leur souveraineté.


Que peut faire l’Union européenne face au conflit en Ukraine ?
Il faut formuler clairement le choix de l’Europe. Ce choix est le suivant : si l’Europe est pour les valeurs du 21ième siècle, pour les valeurs du monde moderne, elle doit bien sûr être avec l’Ukraine et l’aider, surtout en protégeant son intégrité territoriale. Si elle est convaincue que ça ne marchera pas – alors, il vaut mieux de reconnaître les ambitions impériales de la Russie.


Comment les valeurs du 21ième siècle peuvent-elles triompher ?
C’est très important, à mon sens, que l’Europe se réapproprie ses structures oubliées. L’Europe doit retrouver sa base philosophique. Une civilisation ne se construit pas seulement sur des principes de pragmatisme et confort mais aussi sur une vision philosophique. Cela a disparu en Europe. Si L’Europe retrouve ses fondements, elle se remplira de nouveaux contenus et, comme une structure très mobile, très flexible et pas prédictible, elle pourra changer, évoluer à chaque moment. Si ses fondations étaient redéfinies, elle serait beaucoup plus ferme dans sa position, résistante à l’autoritarisme, au totalitarisme, à la stupidité simplement qui peut se produire en Russie et dans n’importe quel pays. Si des forces communes donnent à l’Europe la capacité de se comprendre elle-même dans un sens historique, j’estime que cela offrirait une garantie sérieuse.


Quel est votre plus grand espoir pour votre pays ?
Que la Russie soit un pays normal, démocratique, un Etat de droit. Parce que dans ce cas-là toutes les particularités russes, comme sa culture, sa littérature, sa peinture, sa musique, sauvegarderaient le caractère russe. Un peu comme le Japon.


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