A l'occasion du dixième anniversaire de l'assassinat de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, le responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de l'organisation Reporters sans frontières, Johann Bihr, dénonce le manque de liberté d'expression en Russie.
Le Monde | | Propos recueillis par Anna Karolina Stock
Anna Politkovskaïa était une icône du journalisme d’investigation en Russie, connue pour ses articles critiques vis-à-vis du Kremlin et sur les violations des droits de l’homme en Tchétchénie. Dix ans après son assassinat, on ne sait toujours pas qui a donné l’ordre de l’exécuter dans la cage d’escalier de son immeuble moscovite, le 7 octobre 2006, également le jour de l’anniversaire du président russe, Vladimir Poutine. Ce n’est que presque huit ans après sa mort, le 9 juin 2014, que le tribunal de Moscou a condamné à la prison à perpétuité les deux auteurs principaux du meurtre.
Le cas d’Anna Politkovskaïa a jeté de nouveaux doutes sur le fonctionnement de l’appareil policier et judiciaire. Selon Sergei Nikitin, chef d’Amnesty International en Russie, les condamnations de Roustam Makhmoudov, reconnu coupable d’avoir tiré plusieurs fois sur la journaliste, et de son oncle Lom-Ali Gaitoukaïev, identifié comme l’organisateur de l’opération, ne sont qu’un petit pas.
Comment expliquer la notoriété d’Anna Politkovskaïa en Occident, alors qu’elle n’a jamais été une figure centrale en Russie ?
A l’Ouest, Anna Politkovskaïa est connue non seulement pour ses enquêtes journalistiques, ses critiques virulentes du Kremlin et son grand courage, mais aussi pour les nombreux livres qu’elle a publiés. Son souvenir est toujours vif et sa mémoire a été célébrée à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort, ce vendredi 7 octobre. En Russie, un seul de ses livres a été publié. Anna n’y a jamais été un personnage aussi célèbre qu’en Europe, et dix ans après sa mort, on ne parle malheureusement presque plus d’elle ou de ses œuvres.
Comment décririez-vous l’état de la liberté d’expression actuellement en Russie ?
La liberté d’expression s’est fortement dégradée au cours des dernières années. Ce n’est pas pour rien que la Russie est descendue à la 148e place sur 180 pays au classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières cette année.
A la suite de la vague de contestations post-électorales de 2011-2012, Vladimir Poutine a fait adopter une série de nouvelles lois pour criminaliser toute opinion critique, reprendre en main les médias indépendants et réduire l’espace d’expression au minimum. Les restrictions sont justifiées à l’aide de critères vagues comme la protection des enfants, la sécurité du pays, l’utilisation d’un langage grossier ou l’extrémisme – utilisés d’une manière arbitraire. Cette tendance s’est encore amplifiée avec la crise ukrainienne, les sanctions internationales contre la Russie et la crise économique.
Dans ce climat, comment travaillent les journalistes russes ?
De manière générale, le journalisme russe est de très bonne qualité : les investigations sont sérieuses et les publications bien documentées. Par ailleurs, tant que leurs publications ne touchent qu’une part marginale de la population, les journalistes indépendants et critiques sont tolérés et ne craignent rien. Dès lors qu’ils s’adressent à la majorité ou qu’un média atteint une certaine taille, les choses sont différentes et le pouvoir intervient.
Au cours des cinq dernières années, le Kremlin a démantelé au moins douze rédactions considérées comme opposantes. Le dernier cas remonte à mai 2016 et concerne la rédaction en chef de RBC, un groupe médiatique comprenant une chaîne de télévision, un site Internet et un quotidien. Avec lui, c’est l’un des derniers groupes de presse indépendants qui a été décapité sur injonction du Kremlin, avec des répressions sur son propriétaire, l’oligarque Mikhaïl Prokhorov, et l’éviction de ses rédacteurs en chef. RBC était le seul média indépendant attirant une audience comparable à celle des médias d’Etat.
Le Kremlin procède toujours de la même manière quand un média devient trop grand et trop influent. La chaîne de télévision Dojd, qui avait une audience nationale jusqu’en 2011, a été transformée en une simple télévision Web, qui compte plus de téléspectateurs en Israël qu’en Russie.
La télévision est donc la cible prioritaire du pouvoir ?
Contrairement à Internet, la télévision est plutôt centralisée, et donc plus facile à contrôler. Elle est aussi infiniment plus stratégique, avec la position dominante qu’elle occupe dans le paysage médiatique. Le Kremlin utilise toutes les grandes chaînes fédérales comme des « armes » privilégiées de la communication du gouvernement. Cette communication inclut des informations manipulées et des reportages intégralement fabriqués, mis au service d’une propagande patriotique et néoconservatrice. Les opposants y sont aussi présentés comme des espions et des criminels.
Quels moyens le pouvoir utilise-t-il pour contrôler la presse ?
Les autorités russes appliquent d’abord une technique de contrôle « soft », comptant sur l’autocensure des journalistes et distribuant, sur les sujets jugés stratégiques, des consignes à leurs chefs. Les nouvelles lois criminalisant toute opinion critique sont aussi un outil de pression. Néanmoins, les opposants politiques sont rarement emprisonnés. La répression se manifeste plutôt par des amendes, des restrictions d’emploi pour les membres de leurs familles et, parfois, des menaces de mort. Des arrestations interviennent de temps en temps et servent de mise en garde générale. Ainsi, il est déjà arrivé que les autorités emprisonnent des utilisateurs d’Internet pour avoir appelé publiquement sur Facebook à une manifestation pourtant autorisée.
Y a-t-il encore des médias indépendants et la possibilité de publier librement sans censure ?
Une certaine liberté de presse existe encore en Russie, mais les médias indépendants ne jouent pas le même rôle que les médias fédéraux contrôlés par le Kremlin. Parmi eux, on peut citer la chaîne de télévision sur Internet Dojd et le journal Novaïa Gazeta. Le point commun de ces médias indépendants est qu’ils ne touchent qu’une très faible partie de la population et jouent un rôle marginal sur la scène politique – la seule raison pour laquelle ils sont toujours tolérés par le Kremlin.
Qu’en est-il pour les blogueurs ?
Dès qu’un blogueur atteint une certaine influence et une certaine popularité sur Internet, il doit s’enregistrer sous son vrai nom et est soumis à des obligations similaires à celles des médias.
La surveillance d’Internet est généralisée en Russie, renforcée par une série de lois mises en place par Vladimir Poutine. Les opérateurs téléphoniques, les fournisseurs d’accès à Internet et les plates-formes de blogs et de réseaux sociaux doivent conserver durant six mois toutes les communications et conversations de leurs clients et les présenter aux autorités (police, FSB…) sur simple demande. Il y a aussi eu des cas de personnes condamnées pour des publications sur Facebook remontant à 2011 ou 2012.
La situation est-elle différente dans les régions et à Moscou ?
A Moscou, on peut plus facilement accéder aux informations indépendantes que dans les régions, où l’on trouve moins de pluralisme journalistique. Surtout en Tchétchénie et plus récemment en Crimée, où prédomine un climat de peur et d’autocensure. L’accès aux publications sensibles y est presque impossible.
Les autorités régionales et municipales ont aussi une grande marge de manœuvre pour contrôler ou influencer les médias locaux. En leur accordant des soutiens financiers, elles s’octroient une partie du contenu, présenté comme des articles indépendants. Par conséquent, personne ne se rend compte que presque les trois quarts du contenu d’un journal régional peuvent être dictés par les autorités.